« Je me suis essayé autrefois à me faire une idée positive de ce que l’on nomme progrès. Éliminant donc toute considération d’ordre moral, politique ou esthétique, le progrès me parut se réduire à l’accroissement très rapide et très sensible de la puissance (mécanique) utilisable par les hommes, et à celui de la précision qu’ils peuvent atteindre dans leurs prévisions. Un nombre de chevaux‑vapeur, un nombre de décimales vérifiables, voilà des indices dont on ne peut douter qu’ils n’aient grandement augmenté depuis un siècle. Songez à ce qui se consume chaque jour dans cette quantité de moteurs de toute espèce, à la destruction de réserves qui s’opère dans le monde. Une rue de Paris travaille et tremble comme une usine. Le soir, une fête de feu, des trésors de lumière expriment aux regards à demi éblouis un pouvoir de dissipation extraordinaire, une largesse presque coupable. Le gaspillage ne serait‑il pas devenu une nécessité publique et permanente ? Qui sait ce que découvrirait une analyse assez prolongée de ces excès qui se font familiers ? Peut‑être quelque observateur assez lointain, considérant notre état de civilisation, songerait‑il que la grande guerre ne fut qu’une conséquence très funeste, mais directe et inévitable du développement de nos moyens ? L’étendue, la durée, l’intensité, et même l’atrocité de cette guerre répondirent à l’ordre de grandeur de nos puissances. Elle fut à l’échelle de nos ressources et de nos industries du temps de paix ; aussi différente par ses proportions des guerres antérieures que nos instruments d’action, nos ressources matérielles, notre surabondance l’exigeaient. Mais la différence ne fut pas seulement dans les proportions. Dans le monde physique, on ne peut agrandir quelque chose qu’elle ne se transforme bientôt jusque dans sa qualité ; ce n’est que dans la géométrie pure qu’il existe des figures semblables. La similitude n’est presque jamais que dans l’esprit. La dernière guerre ne peut se considérer comme un simple agrandissement des conflits d’autrefois. Ces guerres du passé s’achevaient bien avant l’épuisement réel des nations engagées. Ainsi, pour une seule pièce perdue, les bons joueurs d’échecs abandonnent la partie. C’était donc par une sorte de convention que se terminait le drame, et l’événement qui décidait de l’inégalité des forces était plus symbolique qu’effectif. Mais nous avons vu, au contraire, il y a fort peu d’années, la guerre toute moderne se poursuivre fatalement jusqu’à l’extrême épuisement des adversaires, dont toutes les ressources jusqu’aux plus lointaines venaient l’une après l’autre se consumer sur la ligne de feu. Le mot célèbre de Joseph de Maistre qu’une bataille est perdue parce que l’on croit l’avoir perdue, a lui-même perdu de son antique vérité. La bataille désormais est réellement perdue, parce que les hommes, le pain, l’or, le charbon, le pétrole manquent non seulement aux armées, mais dans la profondeur du pays. »
Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Propos sur le Progrès, 1931.