Rien ne fait rire davantage les Anglais que les histoires absurdes et les anecdotes sur l’avarice écossaise….
La psychologie britannique n’a pas de secrets pour le célèbre auteur des Silences du colonel Bramble et des Discours du docteur O’Grady qui vous montre combien les Anglais raffolent des « non-sens » et des histoires loufoques. De son côté, le brillant journaliste Adalbert de Segonzac nous a apporté sa précieuse collaboration pour publier les meilleures histoires que les Anglais se racontent en ce moment, et choisir les dessins les plus typiques de l’humour d’outre-Manche. [Pierre Daninos]
Qu’est-ce que le rire ? Le rire est un double mouvement, et c’est pourquoi il secoue les rieurs.
Premier temps : quelque chose ou quelqu’un nous effraie.
Deuxième temps : nous nous apercevons que l’épouvantail n’est ni si terrible, ni si respectable que nous le pensions ; nous sommes rassurés. Le rire s’exerce donc contre ce que nous craignons, parfois même contre ce que nous admirons. Chaque peuple rit de ce qu’il craint et admire le plus.
Que respecte et craint le peuple américain ? Les femmes, trop puissantes en ce pays ; les savants, qui souvent y deviennent des tyrans ; le grand financier et le grand patron ; les politiciens de Washington. Tels seront les objets favoris de ses satires. Mais le peuple anglais respecte essentiellement le peuple anglais et craint avant tout l’opinion publique anglaise. Ce qui l’amuse est donc de rire de soi-même ou d’écouter les étrangers en rire, pourvu que ce soit avec affection.
Les Anglais ont fait récemment un immense succès à un livre de George Mikes qui a pour titre : How to be an Alien (Comment être un étranger vivant en Angleterre 1), conseils à un candidat pour la naturalisation. Ce livre commence à peu près ainsi : « En Angleterre, tout est à l’envers. Chacun, sur le Continent, le dimanche, met ses plus beaux habits et tâche de passer un jour joyeux. En Angleterre, les hommes les plus riches, le dimanche, s’habillent de haillons, et le pays devient sinistre. Sur le Continent, il y a un sujet de conversation à éviter : le temps ; en Angleterre, si vous ne dites pas deux cents fois par jour : « Lovely day, isn’t it ? », vous êtes considéré comme un raseur. Sur le Continent, les gens mentent ou disent la vérité ; en Angleterre, les gens ne mentent pas, mais ils ne penseraient pas à dire la vérité… ».
Vous voyez le ton, c’est celui qui plaît aux Anglais. On reconnaît qu’ils sont excentriques ; on le leur dit avec gentillesse ; et cela ne les froisse nullement, parce qu’ils en sont fiers.
« Si un Continental, continue l’auteur, souhaite déclarer son amour à une jeune fille, il s’agenouille et lui dit qu’elle est la plus charmante personne du monde, qu’elle a en elle quelque chose d’unique et qu’il ne pourrait vivre une minute de plus sans elle. Parfois, pour donner plus de force à cette déclaration, le Continental se tire un coup de revolver. En Angleterre, le garçon tape dans le dos de sa bien-aimée et dit gentiment : ‘Après tout, vous n’êtes pas plus mal qu’une autre, vous savez !’ S’il est fou de passion, il ajoutera : ‘Vous me plaisez même assez !’ S’il veut épouser la jeune fille : ‘Alors, dites donc, nous deux, ça va ?’ »
Notons en passant que le Continent, c’est-à-dire l’ensemble des nations européennes, est une expression qui ravit les Anglais, surtout si elle est employée pour souligner combien ils sont différents de tous les autres. On parle encore avec amusement à Londres, après des années, du jour où, une tempête ayant rendu la traversée de la Manche impossible, le Times parut avec ce titre : CONTINENT ISOLÉ.
Lorsque les soldats anglais débarquèrent en France en 1914, un petit guide leur fut distribué. Il contenait cette phrase : « Les conducteurs de voiture doivent se souvenir que, sur le Continent, tous les chauffeurs conduisent du mauvais côté de la route ». La droite est le mauvais côté parce que ce n’est pas le côté anglais. Et ne croyez pas que les Anglais ne voient pas le comique de cette formule ; au contraire, ils en jouissent.
La saisie, par Starke (Lilliput)
Je reviens, une dernière fois, au livre de Mikes. Il donne un excellent conseil sur l’art de dissimuler un accent étranger : « Le meilleur moyen de donner aux Anglais l’impression que vous avez un bon accent, c’est de parler avec une pipe dans la bouche, de murmurer n’importe quoi entre vos dents, et de terminer toutes vos phrases par la question : « Isn’t it ?… » Les gens ne comprendront rien, mais ils y sont habitués et vous leur ferez ainsi une excellente impression… ». Une dame m’a dit un jour : « De quoi vous plaignez-vous ? Vous parlez le meilleur accent du monde sans le moindre anglais ! »
Cela m’a rappelé le cas d’un général belge qui, pendant la guerre, quand il venait à l’état-major britannique, refusait toujours mes services d’interprète : « Non, non, me disait-il, je me débrouillerai moi-même, je ne sais pas les mots, mais j’ai un bon accent ».
Il est exact que nul ne comprend un seul mot de ce que dit un Anglais réellement distingué. On n’entend qu’un murmure charmant et confus, haché par un bégaiement volontaire. Les Anglais savent que tout cela est vrai et s’en amusent. Ce qu’ils aiment, ce sont de petits incidents de leur vie quotidienne, décrits avec un léger grossissement et sans méchanceté.
Exemple : les Brown, propriétaires d’une petite maison dans la banlieue de Londres, ont la télévision. Ils arborent fièrement, sur leur toit, l’antenne en forme de H qui, depuis la guerre, donne aux banlieusards possesseurs d’un poste récepteur une marque de noblesse supplémentaire. En revanche, les Green, voisins des Brown, n’ont pas la télévision. Leur fille, Betty, est particulièrement sensible à cette infériorité. Un jour, ses parents lui font cadeau d’un piano. Betty le regarde avec enthousiasme, puis, se tournant vers sa mère, demande : « Ne pourrions-nous pas mettre quelque chose sur le toit qui puisse indiquer aux voisins que nous avons un piano ? »
Doyen des magazines humoristiques,
Punch continue toujours de faire rire l’Anglais
confortablement installé dans un des moelleux fauteuils de son club.
Le journal humoristique anglais Punch a publié toute une série de dessins de Pont sur le caractère britannique. « Pont avait le droit, dit E. M. Delafield, de peindre un caractère national parce que tout Anglais est un Anglais moyen, ce qui est déjà un caractère britannique…. En outre, la plupart des Anglais sont convaincus que Dieu est un Anglais, probablement élevé à Eton, que toutes les femmes bien sont naturellement frigides, que l’Angleterre est le plus grand pays du monde, que tous les étrangers sont un peu fous, et que quiconque est en désaccord là-dessus devrait être fusillé ».
Les dessins de Pont illustrent, de manière grave et moqueuse, quelques préjugés britanniques :
a/ L’importance d’être de bonne souche. On voit, aux murs d’un château, des portraits d’ancêtres élizabéthains, bâtisseurs d’empire en pourpoint brillant, ou chanceliers de robe et perruque et, au-dessous, adossé à une commode ancienne, leur descendant, petit homme ridicule au visage stupide, dégénéré, et vêtu d’un chandail ;
b/Le refus de se reconnaître vaincu. Un explorateur polaire, dont le traîneau arbore l’Union Jack, est entouré, sur la banquise, d’ours blancs géants qui le menacent. Indompté, il prend la position du boxeur et attend les monstres de pied ferme…. Plus loin, tous les ours sont knock–out ;
c/ L’adaptabilité à des conditions de vie exotiques. La jungle, une tente, des nuées de moustiques, un serviteur noir à demi nu qui apporte le whisky, et quatre Anglais en smoking qui, fumant pipe et cigare, jouent au bridge (Cela m’a rappelé un jeune officier qui me disait : « J’aime Stamboul parce que les tennis y sont excellents ».) ;
d/ La volonté de rester calme. Salle à manger d’un paquebot qui est en train de sombrer. L’eau atteint déjà aux genoux des hommes et des femmes en tenue de soirée. Mais tous continuent à manger avec des gestes impeccables, et l’expression de leurs visages prouve la futilité sereine de leurs propos ;
e/ L’amour de tout ce qui est français. Une table de restaurant élégant, un maître d’hôtel élégant qui, crayon et fiche en main, attend la commande, et un couple typiquement britannique qui étudie avec embarras une carte en français, sans comprendre un seul nom de plat, mais sans oser dire qu’il ne comprend pas.
Ce dernier trait mérite, de notre part, quelque reconnaissance. Il est vrai que ce qui est français, en matière de cuisine, de peinture, de théâtre, de critique littéraire, bénéficie en Angleterre d’un préjugé favorable. Même le comique français, qui, bien souvent, échappe à l’Anglais (comme le sien échappe au Français moyen), sera bien accueilli parce que la mode est de s’en amuser, ou tout au moins d’en avoir l’air. Je me souviens d’être allé voir une pièce de Sacha Guitry avec un ami anglais. Il rit, sans jamais s’arrêter, de la première phrase à la dernière.
« Vraiment, lui dis-je, vous êtes bon public ! Moi aussi je trouve cela drôle, mais tout de même pas de manière aussi continue.
— Ah ! c’est différent, me dit-il…. Vous, vous comprenez ».
Pourtant il y a nécessairement des plaisanteries françaises qui ne peuvent divertir un Anglais. Et d’abord la plupart de celles qui concernent notre vie de famille. Les Anglais ont, eux aussi, leur comique familial, mais ils ne vivent pas en famille comme on le fait (et surtout comme on le faisait) en France. La belle-mère était devenue, chez nous, un sujet permanent de plaisanteries parce qu’elle jouait vraiment un rôle capital et s’entendait à empoisonner la vie d’un jeune ménage.
Contrairement aux races latines, un couple anglais entretient rarement une sœur vieille fille et ses canaris dans une chambre mansardée, un oncle asthmatique et son infirmière dans la chambre d’amis, et un cousin centenaire dans une petite pièce, près de la cuisine.
Les enfants terribles sont moins redoutables en Angleterre qu’en France, parce qu’on les envoie comme internes à l’école ; les plaisanteries sur eux divertissent moins parce que la famille a moins peur d’eux. Les plaisanteries sur l’adultère et les maris trompés trouvent peu d’audience chez les Anglais. Non parce qu’il n’y a pas d’adultères, mais parce qu’on en parle moins librement. Le puritanisme s’est, au moins dans une partie du pays, atténué ou même dissipé, mais il en reste une prudence de langage. La vulgarité n’est pas tenue pour drôle, au moins en public. (C’est différent à une table de mess, ou dans des conversations entre intimes).
Les plaisanteries sur la mort, sur les médecins, sur l’armée sont communes aux deux pays. Autrefois, notre Courteline demeurait à peu près hermétique aux Anglais parce que, le service militaire n’étant pas chez eux obligatoire, ils ignoraient la caserne, l’adjudant Flick et le capitaine Hurluret. Les seuls types militaires comiques étaient, chez eux, le sergent-major de carrière et le colonel Blimp, le vieux soldat réactionnaire, ignorant et grincheux qui, dans les clubs, critique et conseille sans rien savoir. Aujourd’hui leur armée s’est rapprochée de la nôtre ; les plaisanteries militaires deviennent interchangeables.
D’autres points communs — restrictions, marché noir, manque de logements — engendrent dans les deux pays des plaisanteries identiques. Voici, par exemple, un dessin de Fougasse : une allée dans un bois, un couple marchant le long de l’allée.
1920 : « Et maintenant, chérie, dit l’homme, dès que j’aurai trouvé une position, nous chercherons une jolie petite maison près de mon travail ».
1948 : « Et maintenant, chérie, dès que nous aurons trouvé une chambre quelconque, je chercherai un petit travail dans les environs de notre chambre ».
Cela pourrait se passer en France.
Après quoi, l’on voit le même homme chez lui, se chauffant à un grand feu et disant avec satisfaction : « Pour le manque de charbon, je m’en tire assez bien, j’ai heureusement un très bon ami qui… ».Un autre dessin, du même : un monsieur à pied, sous la pluie, regarde avec fureur passer une auto qui l’éclabousse : « Cela me serait indifférent, pense-t-il, de ne pouvoir me servir de ma voiture si ce salaud de Jobson n’avait pas de l’essence au marché noir…. Je supporterais de ne jamais trouver de table, au restaurant, si cette canaille de Hobson n’en avait pas toujours une…. Je voyagerais debout dans le couloir sans me plaindre, si cette fripouille de Robson n’obtenait pas, Dieu sait comment, un sleeping ».
Et Jobson, Hobson, Robson contemplent son feu avec envie. Cela aussi pourrait être une scène française.
Il reste à dire que certaines plaisanteries ne peuvent être comprises en France parce qu’elles supposent une connaissance des différences entre les membres de la communauté britannique. On amusera toujours aisément un Anglais, et même un Écossais, par une histoire sur l’avarice écossaise.
Exemple : Un Écossais, rentrant chez lui à l’improviste, constate que sa femme lui est infidèle. Il tire son revolver du tiroir et menace la femme et l’amant, puis, en bon Écossais, il pense soudain à une économie possible et ordonne à sa femme : « Mettez-vous derrière votre complice, épouse infidèle ! Je vais vous tuer ensemble ! »
Autre exemple, celui-là d’une admirable brièveté : « Un jour, dans une rue d’Edimbourg, un Écossais laissa tomber un penny. La bagarre causa deux morts ».
Même succès pour ces phrases irlandaises et maladroites que les Anglais appellent des Bulls : « Un homme en vaut un autre, et même beaucoup mieux ». Ou encore, à l’égard des Américains : « Combien de temps vous a-t-il fallu pour obtenir une si belle pelouse ? demande l’Américain.
— Deux mille ans », répond l’Anglais ».
En vérité, si les Anglais aiment à rire, tout comme les Français, ils ne rient pas des mêmes choses, et ils ne rient pas non plus de la même manière. La forme de comique qu’ils préfèrent, c’est l’humour. Elle consiste à exciter le rire non par un trait d’esprit ou une curieuse alliance de mots, mais en feignant d’imiter, avec application, exactitude et gravité, la chose ou la personne dont on se moque.Le Français, qui distingue mal l’Écossais et l’Irlandais de l’Anglais (ô scandale !), n’est guère amusé par ce type de comique. Inversement les histoires marseillaises ou lyonnaises ne feraient rire que des Anglais déjà très avertis et qui connaissent bien la France. On sait l’aventure du visiteur qui, dans un village, écoutait sans joie une anecdote contée en chaire par le curé. « Vous ne souriez pas ? » lui demanda un voisin. « Non, je ne suis pas de la paroisse… ». Tout rire exige qu’on soit de la paroisse, c’est-à-dire que l’on participe aux mêmes craintes, qu’on ait besoin de railler les mêmes adversaires, mais la paroisse, aujourd’hui, s’agrandit.
Si l’on raconte à un homme d’esprit français, comme Talleyrand, qu’un de ses collègues, connu pour ses ambitieux calculs, est mourant : « Tiens ! répond Talleyrand, je me demande quel intérêt B… peut avoir à mourir ! » Un humoriste anglais aurait décrit avec mille détails, sérieux ou macabres, les pensées de B… au moment où celui-ci prend, après réflexion, la décision de mourir.
L’homme d’esprit est comme un archer qui, se plaçant en face de la victime, crible de flèches (qui sont des « mots ») le ridicule et la vanité. L’humoriste, lui, se place derrière sa victime et la suit en imitant tous ses gestes, toutes ses intonations, mais en les déformant un peu. L’homme d’esprit est un acrobate en maillot pailleté qui bondit de trapèze en trapèze ; l’humoriste ressemble au clown en habit noir qui joue la comédie de la maladresse.
Lorsque Dickens, dans Pickwick, veut se moquer des avocats anglais de son temps, il compose, en exagérant légèrement, une plaidoirie à leur manière. Quand Swift, dans ses Voyages de Gulliver, souhaite nous faire rire aux dépens des rois et de leurs instincts belliqueux, il place dans la bouche de Gulliver un naïf éloge de la guerre, discours ironique, bien sûr, mais écrit avec une parfaite gravité.
Cela continuait ainsi, de catastrophe en catastrophe, et toujours avec la même imperturbable sérénité. Vous reconnaissez là le procédé employé dans certains films anglais. Dans Passeport pour Pimlico, les habitants d’un quartier de Londres découvrent, un jour, un vieux document qui prouve que Pimlico est indépendant. Pimlico ne fait pas partie de l’Angleterre. Donc plus de rationnement, plus de restrictions. Le Foreign Office est exaspéré par cette sécession. Mais que faire ? L’Angleterre ne doit-elle pas respecter les traités ? Certes, seulement, comme il convient, le gouvernement de Sa Majesté essaiera de tourner celui-là et de rendre la vie impossible à Pimlico. On affamera Pimlico, on l’entourera de barrières douanières, et enfin Pimlico demandera grâce. Le quartier redeviendra ce qu’il était avant cette aventure : un morceau de l’Angleterre. Et aussitôt la pluie tombera. Le comique naît ici du sérieux avec lequel est présentée cette situation absurde. Les bureaucrates, dans ce film comme dans Dickens, disent à peu près ce qu’ils diraient dans la vie. Tout est folie, mais cette folie prend le ton de la réalité. C’est de l’humour.Voici un exemple plus récent : un humoriste anglais, Ronald Knows, voulait railler le ton impassible sur lequel la BBC annonce les catastrophes. Il écrivit un reportage imaginaire sur une révolution à Londres : « Ici Londres…. Ici Londres…. Nous allons maintenant vous donner les nouvelles… Cricket : l’Australie mène par 569 contre 173… Météorologie : une dépression avance vers les îles Chausey… Orage probable dans la soirée… La manifestation des chômeurs : la foule réunie dans Trafalgar Square atteint des proportions menaçantes, M. Popplebury, secrétaire de la Fédération nationale pour la suppression des queues devant les théâtres, engage la foule à piller la National Gallery… Un moment, je vous prie, on m’apporte un bulletin… Suite des nouvelles : la foule réunie dans Trafalgar Square procède maintenant, à l’instigation de M. Popplebury, secrétaire de la Fédération nationale pour la suppression des queues devant les théâtres, au pillage de la National Gallery… La National Gallery a été construite en 1838, une aile nouvelle, dessinée par M. Bary, y a été ajoutée en 1876. Elle contient beaucoup de tableaux célèbres par Raphaël, Titien, Murillo et autres. Elle est en ce moment mise à sac par la foule, sur le conseil de M. Popplebury, secrétaire de la Fédération nationale pour la suppression des queues devant les théâtres…Ceci conclut notre bulletin. Nous allons maintenant vous mettre en communication avec le jazz du Savoy…(Musique de danse)
Dans Noblesse oblige, un personnage a besoin, pour hériter d’un titre et d’une fortune, de la mort de quelques parents. Il décide froidement de tuer ceux qui le gênent, une dizaine d’oncles et de cousins et, après chaque meurtre, efface avec soin le nom de la victime de l’arbre généalogique qu’il a dressé. Cela semble un sujet tragique ; il devient comique par le contraste entre l’horreur des crimes et le naturel bon enfant du criminel. Humour noir, qui rappelle celui de Swift. Quant au spectateur, il est rassuré par la complète invraisemblance de l’histoire.
Pourquoi l’Anglais a-t-il cette préférence pour l’humour ? Tout simplement parce que l’humour correspond à la forme d’esprit des Anglais. Nous avons dit que l’humoriste a besoin de précisions ; or la précision est une manie anglaise. Pendant les guerres, j’étais toujours étonné par l’amour de mes chefs britanniques pour les chiffres, les faits, les statistiques. « Combien d’habitants a cette ville ? Quelle est la profondeur de ce puits ? Quel est le tonnage du plus grand cuirassé français ? » Je ne savais pas, un Swift aurait su. Il nous indique jusqu’au nombre des piquets et au diamètre des ficelles employés par les Lilliputiens pour fixer Gulliver au sol.Car là est le secret du grand humour. Il doit être exact, et même minutieux, parce qu’il imite le réel. Mais il doit nous transporter dans un domaine où rien n’a plus d’importance parce que c’est un monde à l’envers. L’Anglais trouve une sorte de repos dans l’extravagance. Celle-ci le délivre de l’univers véritable. Alice au Pays des Merveilles, un des livres favoris de l’Angleterre, est une satire des reines, des duchesses, de la logique, toutes choses qui, présentées gravement, auraient effrayé les contemporains de Lewis Carroll. Mais qui s’inquiéterait de ce que dit un lapin blanc ? Ou un habitant de Lilliput ? Ou même un Bernard Shaw qui, aux yeux des Anglais, était un personnage de légende, tout à fait irréel, dont les propos brillants ne tiraient pas à conséquence ?
Ensuite l’humoriste doit être capable de maîtriser ses sentiments puisqu’il lui faut, tout en étant drôle, rester impassible. Or tout bon Anglais a ce pouvoir. Il est dressé par son éducation à ne pas laisser voir ses émotions. Dès l’école, on lui a enseigné à modérer ses gestes et ses paroles. Il aime ce qu’il appelle ununderstatement, c’est-à-dire l’emploi d’une expression évidemment trop modérée pour le sujet (le mot français, peu employé, est litote). Aux discours passionnés de l’opposition, un ministre anglais répondra froidement : « Le gouvernement de Sa Majesté n’a rien à ajouter sur ce sujet ». C’est de l’humour parlementaire.
Exemple d’humour par understatement : Un récent dessin du Punch représente une pelouse devant une maison de campagne qui vient d’être la proie des flammes. Une quantité de meubles est étalée sur l’herbe. Des pompiers s’agitent devant la maison ; leur pompe à incendie est installée entre deux fauteuils. Le maître de maison, assis sur un matelas, tournant le dos à sa demeure en ruine, regarde l’horizon d’un air désespéré. Sa femme, comme lui en robe de chambre, l’air sévère, pousse vers son père un petit garçon de cinq ans, terriblement intimidé : « Go and tell Daddy you’re so sorry… ».
Autre exemple : Un homme rentre des Indes, rapportant une magnifique peau de tigre. Il raconte à sa femme l’histoire de sa chasse et termine en disant : « C’était le tigre ou moi ! Si je l’avais manqué, j’aurais été dévoré ! »
Sa femme le regarde avec fierté, puis, tournant ses regards vers la fourrure étendue par terre : « Je suis tellement contente que cela ait été le tigre, chéri, car autrement nous n’aurions pas eu ce ravissant tapis ». L’humoriste anglais fait rire par des histoires extravagantes et véritablement un peu folles. Or un Français n’aime pas les contes absurdes. Il est le rempart de la Raison, il goûte l’esprit, parce que le mot d’esprit est un jugement prononcé par la Raison, siégeant en son tribunal. Rien ne fait plus rire un Anglais que le « non-sens », qui ne veut absolument rien dire, comme certains vers d’Edward Lear, ou certaines histoires de fou.
Telle celle-ci : Un homme essaie de faire entrer un cheval dans sa maison. Ne pouvant y parvenir, il invite un passant à l’aider. Une fois dans l’antichambre, il demande au passant s’il voudrait bien lui donner encore un coup de main, pour faire monter le cheval au premier étage. De là, le cheval est amené dans la salle de bain, puis hissé dans la baignoire.
Tandis que le passant boit un verre de whisky, que l’autre lui a offert en récompense de ses efforts, il ne peut résister à la tentation de demander à son hôte pourquoi il a voulu mettre ce cheval dans sa baignoire. « C’est, dit l’homme, que ma femme a l’habitude de répondre : « Je sais », à tout ce que je lui dis. Eh bien, ce soir, lorsqu’elle rentrera, qu’elle montera prendre son bain et qu’elle criera : « John ! Il y a un cheval dans la baignoire ! » je pourrai, de mon fauteuil, tout en fumant ma pipe, lui répondre : « Je sais, darling ».
L’Angleterre a bien plus d’indulgence que nous pour l’extravagance. Un jour, au British Museum, comme je demandais des livres au bibliothécaire qui se tient au centre de la salle, je vis une vieille dame s’approcher : « Monsieur, lui dit-elle, j’ai un conseil à vous demander. Jusqu’à présent, n’étant pas mariée, j’ai toujours signé mes bulletins de demande de livres de mon propre nom… Mais, depuis quelque temps, je vois apparaître dans mes rêves le corps astral de Lord Nelson. Cette nuit, il m’a proposé d’être sa femme et j’ai accepté. Alors, dans ces conditions, je voudrais savoir… Dois-je continuer à signer mes bulletins de demande de livres, de mon nom de jeune fille, ou dois-je inscrire : Lady Nelson ? ».
Le bibliothécaire, qui était en train d’écrire, sans même lever la tête, répondit : « Comme il s’agit d’un mariage purement spirituel, vous devez continuer à signer de votre nom de jeune fille ».
Un bibliothécaire français eût appelé Police Secours, ou alerté le plus proche asile d’aliénés.
Ainsi les traits de caractère de l’Anglais correspondent à ceux de l’humour comme ceux du Français à l’esprit. Pourquoi les deux peuples ont-ils ainsi des manières de rire différentes ? Je crois que l’on en peut donner une explication historique. En France, depuis le XVIIe siècle, les modes, en conversation comme en costume, sont nées à la cour et à Paris, c’est-à-dire dans des sociétés brillantes où tout le monde voulait parler et où, si l’on avait son mot à dire, il fallait le dire vite. Sinon, d’autres vous coupaient la parole. D’où le trait d’esprit. Pour les Anglais, qui vivaient beaucoup plus à la campagne, et chez qui la cour avait moins d’importance, les lentes comédies de l’humour étaient possibles et une sorte de pudeur nationale en rendait le masque précieux.
Il faut noter que le courage anglais, en temps de guerre, s’est souvent exprimé sous forme d’humour. L’Anglais aime à se moquer de lui-même, et, par conséquent, de ses craintes secrètes, de ses malheurs et même de ses tragédies. En 1940, pendant les premiers bombardements de Londres, un grand magasin fut en partie détruit. Le lendemain matin, une grande pancarte surmontait la porte d’entrée : « Plus ouvert que d’habitude ». Le public riait et appréciait cette forme, si modeste, de résignation et de bravoure. De même nature, le soldat britannique qui, au moment d’une attaque, murmurait à son voisin : « Pour sièges au premier rang, supplément : six pence.
L’humour est une force pour l’Angleterre. En particulier elle aime les hommes et les femmes qui ont un « sens de l’humour », c’est-à-dire ceux qui savent sourire de leurs propres faiblesses. Rien de plus délicieux dans la vie qu’un compagnon qui n’attend pas que les autres se moquent de ses ridicules, mais qui lui-même les signale. Toute arrière-pensée engendre une impression de gêne. Avoir envie de rire, et ne pas oser, devient vite pénible. Si l’objet risible vous autorise à dire la vérité et à vous en amuser avec lui, une merveilleuse détente succède à la gêne. Les meilleurs des Anglais rient d’eux-mêmes.
Parce qu’ils se respectent.
CES HISTOIRES LES FONT RIRE.
Deux joueurs de golf, arrivant à la fin de leur partie, voient brusquement passer devant eux, courant, une femme complètement nue. Indignés, ils vont protester énergiquement auprès du secrétaire du club qui se confond en excuses et explique que cette femme s’est déjà évadée plusieurs fois, dans des conditions similaires, de l’asile de fous qui jouxte le club de golf. Les deux joueurs acceptent l’explication, mais, après un moment d’hésitation, disent : « Une autre chose nous a beaucoup surpris : un homme courait après cette femme nue… ».
Le secrétaire explique qu’il s’agissait d’un gardien. « Oui, mais, insistent les deux joueurs, pourquoi portait-il deux seaux remplis de sable ?
— Vous savez, messieurs, dit le secrétaire, que nous sommes une association sportive. Pour donner une chance égale à la malheureuse, nous avons imposé au gardien un handicap avant de le laisser pénétrer sur notre terrain ».
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Les histoires (tenaces) sur l’avarice écossaise distraient toujours les Anglais. Celle-ci, notamment :
Un représentant de commerce, retenu aux îles Shetland par une effroyable tempête qui semble s’éterniser, télégraphie à sa firme d’Aberdeen : « BLOQUÉ PAR LA TEMPÊTE. ATTENDS INSTRUCTIONS ». La réponse télégraphique vient aussitôt : « VOUS CONSIDÉRONS EN VACANCES D’ÉTÉ DEPUIS HIER ».
Le fils de Mac Farlane rentre de l’école, radieux, en disant : « Papa, tu seras content de moi : j’ai économisé six pence. Au lieu de prendre l’autobus, j’ai couru derrière.
— Petit imbécile, répond le père, il fallait courir derrière un taxi, tu aurais économisé trois shillings ».
Un Écossais voyage en première avec un billet de troisième. Le contrôleur arrive, le lui fait remarquer, veut lui faire payer le supplément. L’Écossais discute, prétend qu’il est monté dans le premier wagon qu’il a trouvé en face de lui, au moment où le train démarrait. Au bout de vingt minutes, le contrôleur n’est pas arrivé à lui faire entendre raison. L’employé perd alors son sang-froid ; au moment où le train passe sur un viaduc, il se saisit de la valise de l’Écossais et la jette dans le vide.
« Imbécile ! s’écrie l’Écossais, vous avez fichu mon fils par la fenêtre ! »
Deux ladies fort distinguées font leur partie de golf dans leur club habituel. Soudain, un satyre surgit d’un bosquet et s’exhibe à leurs yeux de façon scandaleuse.
Tiens, dit calmement l’une des joueuses en ajustant son face-à-main, je ne connaissais pas ce membre du club !
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« Mammy, demande une petite fille de huit ans, comment la princesse Elizabeth pouvait-elle savoir qu’elle allait avoir un enfant ? »
Avant que la maman ait pu répondre, la sœur cadette remarque : « Eh bien, elle peut lire, n’est-ce-pas ? C’était dans tous les journaux ! »
Pour qu’une shaggy dogs story (histoire de chiens hirsutes) ait du succès, il faut qu’elle soit dite avec quantité de détails et qu’elle dure très longtemps afin que le dénouement en soit encore plus inattendu. En voici une :
« J’ai invité un pigeon de Trafalgar Square à dîner, raconte un soir un pigeon d’un autre quartier de Londres en rentrant chez lui.
— Tu sais bien qu’il ne viendra pas, riposte sa femme. Les pigeons de Trafalgar Square ne tiennent jamais leurs promesses ».
Lorsque, à huit heures et quart, un quart d’heure après l’heure fixée pour le repas, l’invité n’est toujours pas arrivé, Mme Pigeon dit à son mari : « Mettons-nous à table, il ne viendra pas ! »
Le maître de maison refuse. Les quarts d’heure passent. Soudain, à neuf heures, au moment où la femme, exaspérée, va servir, la sonnette de la porte d’entrée se fait entendre. C’est l’invité de Trafalgar Square ; il s’excuse : « Je suis navré d’être en retard, mais il faisait tellement beau que je n’ai pas pu résister à la tentation de venir à pied ! »
Le même, comme il était terrassé par la maladie qui allait l’emporter, reçut de son médecin la note, assez élevée, de ses honoraires : « Je meurs vraiment au-dessus de mes moyens… », dit-il dans un soupir.o
Lord Rochester avait coutume de dire : « Avant que je sois marié, je professais six théories au sujet de l’éducation des enfants. Aujourd’hui j’ai six enfants — mais pas de théorie ».
Whistler, le célèbre peintre, détestait Ruskin. « Pourquoi vous acharner contre un vieillard qui a déjà un pied dans la tombe ? lui demandait-on.
— Oh… ce n’est pas à ce pied-là que j’en veux ! »
Kipling, à un journal qui avait annoncé sa mort : « Comme vous êtes généralement bien informé, cette nouvelle doit être exacte. C’est pourquoi je vous prie d’annuler mon abonnement, qui ne me serait désormais d’aucune utilité ».
- G. Wells eut des débuts difficiles. Avec son ami Henley, il avait fondé The New Revue, dont le tirage était très limité. Voyant un jour, des fenêtres de son bureau, passer un enterrement, Wells dit à Henley : « Pourvu que ça ne soit pas notre abonné !
Lloyd George, dans un meeting auquel il participait dans le Pays de Galles (où il était à ses débuts fort impopulaire), vit une femme déchaînée lui crier : « Si vous étiez mon mari, je vous donnerais du poison !
— Et moi, si vous étiez ma femme, répondit Lloyd George, je le prendrais volontiers ! »
Bernard Shaw reçut un jour une lettre enthousiaste de la fameuse danseuse Isadora Duncan qui, finalement, lui proposait, à titre d’expérience dont l’humanité entière pourrait bénéficier, qu’ils devinssent ensemble parents d’un enfant. Et elle expliquait : « Pensez quelle serait la fortune d’un enfant qui viendrait au monde avec votre cerveau et avec mon corps ! »
Bernard Shaw répondit qu’il était extrêmement flatté, mais qu’il déclinait l’invitation. Et il expliquait : « Pensez que la fortune de cet enfant pourrait ne pas être si grande : admettez qu’il ait mon corps et votre cerveau… ».
Le même, ayant reçu une invitation indiquant : « Lord C… sera chez lui mardi entre quatre et six »,retourna la carte en y écrivant : « G. B. Shaw aussi ».
Et répondant à la question posée sur la feuille d’impôts : Partagez-vous vos revenus avec quelqu’un ? il écrivit : Oui, avec mon percepteur.
André Maurois, in Pierre Daninos, Le tour du monde du rire (Hachette 1953)
- Ce livre a été publié en France sous le titre Drôles de Gens, Hachette, édit.