« L’homme sage doit conserver un vice pour ses vieux jours. Il en mène une vie plus ardente. Beaucoup de vieilles dames se passionnent pour le jeu. Elles ont de grands nez crochus, les joues creuses, les bras maigres, les doigts griffus et des toilettes extravagantes. Des bijoux, de la poudre de riz et un maquillage excessif. Déconseillons cette aventure. Elles finissent en folles de Chaillot.
L’avarice est beaucoup plus sage. Elle n’absorbe pas moins que le jeu, elle dévore son homme tout autant. Elle lui impose un régime très sobre qui le fait vivre jusqu’à cent ans. Elle multiplie son ingéniosité, elle aiguise son intelligence. Elle l’enrichit considérablement. Elle le rend cher longtemps à ses neveux, à ses nièces, à tous ses futurs héritiers. Elle lui impose des rites qui l’occupent, des privations qui le fanatisent, des férocités passionnantes qui l’entretiennent dans l’allégresse. Elle le rend vif, mordant, coriace, impressionnant et même typique. Elle tire de lui le plus vrai et le plus sec de lui-même. Elle confère à sa silhouette un caractère extrêmement accusé : les grands avares ont la tête de Voltaire sur un corps de lapin écorché. Rien n’est plus beau que de les voir dans leur cave compter des sous à la lueur d’une chandelle entre un nid de chauves-souris et une toile d’araignée. l’avarice est un sport total. On ne saurait trop conseiller l’avarice. Elle n’est d’ailleurs qu’une des aspects d’une passion bien plus générale : la passion du collectionneur.
La passion du collectionneur dépasse toutes les autres en violence. les spécialistes assurent qu’un homme, sous son empire, peut tuer pour une assiette à fleurs dont un profane ne donnerait pas deux sous ou pour un timbre de trois centimes. De couleur jaune. Représentant une tête de bœuf. Ou même de lapin domestique. Il paraît qu’il est effrayant d’assister aux fureurs d’un vrai collectionneur. Sa patience attend des années. Sa colère est brutale, ses effets meurtriers. On a vu des collectionneurs empoisonner à l’arsenic toute une famille de personnes respectables, amies des lois et très utiles à la société, pour un sous-bock ou un piège à puces qui manquaient à leur collection (…)
Et c’est ainsi qu’Allah est grand. »
Alexandre Vialatte, Chronique de La Montagne, 16 avril 1967