Le 8 juin 1978, à Harvard, Alexandre Soljenitsyne prononçait ce discours prophétique.
Plaie d’argent n’est pas mortelle, comme le disait récemment Otto de Habsbourg, et il est bien certain que la crise que nous connaissons non seulement n’est pas d’abord et avant tout économique, essentiellement économique mais qu’elle est avant tout une crise qui touche à l’essentiel, une crise de la société, et même au delà, une crise de l’Homme.
Elle est bien plutôt antropologique et ontologique. Elle résulte d’une maladie profonde de l’Homme et de l’Etre.
D’ailleurs ill est bien remarquable que les deux héros spirituels qui ont ébranlé le communisme – Alexandre Soljénitsyne et le Pape Jean-Paul II – se soient lancés aussi bien l’un que l’autre dans une critique immédiate de la société consumériste des pays dits occidentaux sitôt que le bloc communiste se fut écroulé…..
Le discours d’Harvard
Je suis très sincèrement heureux de me trouver ici parmi vous, à l’occasion du
327e anniversaire de la fondation de cette université si ancienne et si
illustre. La devise de Harvard est VERITAS. La vérité est rarement douce
à entendre ; elle est presque toujours amère. Mon discours d’aujourd’hui
contient une part de vérité ; je vous l’apporte en ami, non en adversaire.
Il y a
trois ans, aux Etats-Unis, j’ai été amené à dire des choses que l’on a
rejetées, qui ont paru inacceptables. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui
acquiescent à mes propos d’alors…
La chute des
« élites »
Le déclin du courage est peut-être le trait le plus saillant de l’Ouest
aujourd’hui pour un observateur extérieur. Le monde occidental a perdu son
courage civique, à la fois dans son ensemble et singulièrement, dans chaque pays,
dans chaque gouvernement, et bien sûr, aux Nations Unies. Ce déclin du courage
est particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche
intellectuelle dominante, d’où l’impression que le courage a déserté la société
toute entière. Bien sûr, il y a encore beaucoup de courage individuel mais ce
ne sont pas ces gens-là qui donnent sa direction à la vie de la société. Les
fonctionnaires politiques et intellectuels manifestent ce déclin, cette faiblesse,
cette irrésolution dans leurs actes, leurs discours et plus encore, dans les
considérations théoriques qu’ils fournissent complaisamment pour prouver que
cette manière d’agir, qui fonde la politique d’un État sur la lâcheté et la
servilité, est pragmatique, rationnelle et justifiée, à quelque hauteur
intellectuelle et même morale qu’on se place. Ce déclin du courage, qui semble
aller ici ou là jusqu’à la perte de toute trace de virilité, se trouve souligné
avec une ironie toute particulière dans les cas où les mêmes fonctionnaires
sont pris d’un accès subit de vaillance et d’intransigeance, à l’égard de
gouvernements sans force, de pays faibles que personne ne soutient ou de
courants condamnés par tous et manifestement incapables de rendre un seul coup.
Alors que leurs langues sèchent et que leurs mains se paralysent face aux
gouvernements puissants et aux forces menaçantes, face aux agresseurs et à
l’Internationale de la terreur. Faut-il rappeler que le déclin du courage a
toujours été considéré comme le signe avant coureur de la fin ?
Quand
les États occidentaux modernes se sont formés, fut posé comme principe que les
gouvernements avaient pour vocation de servir l’homme, et que la vie de l’homme
était orientée vers la liberté et la recherche du bonheur (en témoigne la
déclaration américaine d’Indépendance). Aujourd’hui, enfin, les décennies
passées de progrès social et technique ont permis la réalisation de ces
aspirations : un État assurant le bien-être général. Chaque citoyen s’est vu accorder
la liberté tant désirée, et des biens matériels en quantité et en qualité
propres à lui procurer, en théorie, un bonheur complet, mais un bonheur au sens
appauvri du mot, tel qu’il a cours depuis ces mêmes décennies.
Une société
dépressive
Au cours de cette évolution, cependant, un détail psychologique a été négligé :
le désir permanent de posséder toujours plus et d’avoir une vie meilleure, et
la lutte en ce sens, ont imprimé sur de nombreux visages à l’Ouest les marques
de l’inquiétude et même de la dépression, bien qu’il soit courant de cacher
soigneusement de tels sentiments. Cette compétition active et intense finit par
dominer toute pensée humaine et n’ouvre pas le moins du monde la voie à la
liberté du développement spirituel.
L’indépendance de l’individu à l’égard de nombreuses formes de pression
étatique a été garantie ; la majorité des gens ont bénéficié du bien-être, à un
niveau que leurs pères et leurs grands-pères n’auraient même pas imaginé ; il
est devenu possible d’élever les jeunes gens selon ces idéaux, de les préparer
et de les appeler à l’épanouissement physique, au bonheur, au loisir, à la
possession de biens matériels, l’argent, les loisirs, vers une liberté quasi
illimitée dans le choix des plaisirs. Pourquoi devrions-nous renoncer à tout
cela ? Au nom de quoi devrait-on risquer sa précieuse existence pour défendre
le bien commun, et tout spécialement dans le cas douteux où la sécurité de la
nation aurait à être défendue dans un pays lointain ?
Même la biologie nous enseigne qu’un haut degré de confort n’est pas bon pour
l’organisme. Aujourd’hui, le confort de la vie de la société occidentale
commence à ôter son masque pernicieux.
La
société occidentale s’est choisie l’organisation la plus appropriée à ses fins,
une organisation que j’appellerais légaliste. Les limites des droits de l’homme
et de ce qui est bon sont fixées par un système de lois ; ces limites sont très
lâches. Les hommes à l’Ouest ont acquis une habileté considérable pour
utiliser, interpréter et manipuler la loi, bien que paradoxalement les lois
tendent à devenir bien trop compliquées à comprendre pour une personne moyenne
sans l’aide d’un expert. Tout conflit est résolu par le recours à la lettre de
la loi, qui est considérée comme le fin mot de tout. Si quelqu’un se place du
point de vue légal, plus rien ne peut lui être opposé ; nul ne lui rappellera
que cela pourrait n’en être pas moins illégitime. Impensable de parler de
contrainte ou de renonciation à ces droits, ni de demander de sacrifice ou de
geste désintéressé : cela paraîtrait absurde. On n’entend pour ainsi dire
jamais parler de retenue volontaire : chacun lutte pour étendre ses droits
jusqu’aux extrêmes limites des cadres légaux.
J’ai vécu toute ma vie sous un régime communiste, et je peux vous dire qu’une
société sans référent légal objectif est particulièrement terrible. Mais une
société basée sur la lettre de la loi, et n’allant pas plus loin, échoue à
déployer à son avantage le large champ des possibilités humaines. La lettre de
la loi est trop froide et formelle pour avoir une influence bénéfique sur la
société. Quand la vie est tout entière tissée de relations légalistes, il s’en
dégage une atmosphère de médiocrité spirituelle qui paralyse les élans les plus
nobles de l’homme.
Et il
sera tout simplement impossible de relever les défis de notre siècle menaçant
armés des seules armes d’une structure sociale légaliste.
Aujourd’hui la société occidentale nous révèle qu’il règne une inégalité entre
la liberté d’accomplir de bonnes actions et la liberté d’en accomplir de
mauvaises. Un homme d’Etat qui veut accomplir quelque chose d’éminemment
constructif pour son pays doit agir avec beaucoup de précautions, avec timidité
pourrait-on dire. Des milliers de critiques hâtives et irresponsables le
heurtent de plein fouet à chaque instant. Il se trouve constamment exposé aux
traits du Parlement, de la presse. Il doit justifier pas à pas ses décisions,
comme étant bien fondées et absolument sans défauts. Et un homme exceptionnel,
de grande valeur, qui aurait en tête des projets inhabituels et inattendus, n’a
aucune chance de s’imposer : d’emblée on lui tendra mille pièges. De ce fait,
la médiocrité triomphe sous le masque des limitations démocratiques.
Il est
aisé en tout lieu de saper le pouvoir administratif, et il a en fait été
considérablement amoindri dans tous les pays occidentaux. La défense des droits
individuels a pris de telles proportions que la société en tant que telle est
désormais sans défense contre les initiatives de quelques-uns. Il est temps, à
l’Ouest, de défendre non pas tant les droits de l’homme que ses devoirs.
D’un
autre côté, une liberté destructrice et irresponsable s’est vue accorder un
espace sans limite. Il s’avère que la société n’a plus que des défenses infimes
à opposer à l’abîme de la décadence humaine, par exemple en ce qui concerne le
mauvais usage de la liberté en matière de violence morale faite aux enfants, par
des films tout pleins de pornographie, de crime, d’horreur. On considère que
tout cela fait partie de la liberté, et peut être contrebalancé, en théorie,
par le droit qu’ont ces mêmes enfants de ne pas regarder er de refuser ces
spectacles. L’organisation légaliste de la vie a prouvé ainsi son incapacité à
se défendre contre la corrosion du mal…
L’évolution s’est faite progressivement, mais il semble qu’elle ait eu pour
point de départ la bienveillante conception humaniste selon laquelle l’homme,
maître du monde, ne porte en lui aucun germe de mal, et tout ce que notre
existence offre de vicié est simplement le fruit de systèmes sociaux erronés
qu’il importe d’amender. Et pourtant, il est bien étrange de voir que le crime
n’a pas disparu à l’Ouest, alors même que les meilleures conditions de vie
sociale semblent avoir été atteintes. Le crime est même bien plus présent que
dans la société soviétique, misérable et sans loi…
Les médias fabriquent un » esprit du temps «
La presse, aussi, bien sûr, jouit de la plus grande liberté. Mais pour quel
usage ? Quelle responsabilité s’exerce sur le journaliste, ou sur un journal, à
l’encontre de son lectorat, ou de l’histoire ? S’ils ont trompé l’opinion
publique en divulguant des informations erronées, ou de fausses conclusions, si
même ils ont contribué à ce que des fautes soient commises au plus haut degré
de l’Etat, avons-nous le souvenir d’un seul cas, où le dit journaliste ou le
dit journal ait exprimé quelque regret ? Non, bien sûr, cela porterait
préjudice aux ventes. De telles erreurs peut bien découler le pire pour une
nation, le journaliste s’en tirera toujours. Étant donné que l’on a besoin
d’une information crédible et immédiate, il devient obligatoire d’avoir recours
aux conjectures, aux rumeurs, aux suppositions pour remplir les trous, et rien
de tout cela ne sera jamais réfuté ; ces mensonges s’installent dans la mémoire
du lecteur. Combien de jugements hâtifs, irréfléchis, superficiels et trompeurs
sont ainsi émis quotidiennement, jetant le trouble chez le lecteur, et le
laissant ensuite à lui-même ? La presse peut jouer le rôle d’opinion publique,
ou la tromper. De la sorte, on verra des terroristes peints sous les traits de
héros, des secrets d’Etat touchant à la sécurité du pays divulgués sur la place
publique, ou encore des intrusions sans vergogne dans l’intimité de personnes
connues, en vertu du slogan : « tout le monde a le droit de tout savoir ». Mais
c’est un slogan faux, fruit d’une époque fausse ; d’une bien plus grande valeur
est ce droit confisqué, le droit des hommes de ne pas savoir, de ne pas voir
leur âme divine étouffée sous les ragots, les stupidités, les paroles vaines.
Une personne qui mène une vie pleine de travail et de sens n’a absolument pas
besoin de ce flot pesant et incessant d’information. Autre chose ne manquera
pas de surprendre un observateur venu de l’Est totalitaire, avec sa presse
rigoureusement univoque : on découvre un courant général d’idées privilégiées
au sein de la presse occidentale dans son ensemble, une sorte d’esprit du
temps, fait de critères de jugement reconnus par tous, d’intérêts communs, la
somme de tout cela donnant le sentiment non d’une compétition mais d’une
uniformité. Il existe peut-être une liberté sans limite pour la presse, mais
certainement pas pour le lecteur : les journaux ne font que transmettre avec
énergie et emphase toutes ces opinions qui ne vont pas trop ouvertement
contredire ce courant dominant.
Sans
qu’il y ait besoin de censure, les courants de pensée, d’idées à la mode sont
séparés avec soin de ceux qui ne le sont pas, et ces derniers, sans être à
proprement parler interdits, n’ont que peu de chances de percer au milieu des
autres ouvrages et périodiques, ou d’être relayés dans le supérieur. Vos
étudiants sont libres au sens légal du terme, mais ils sont prisonniers des
idoles portées aux nues par l’engouement à la mode. Sans qu’il y ait, comme à
l’Est, de violence ouverte, cette sélection opérée par la mode, ce besoin de
tout conformer à des modèles standards, empêchent les penseurs les plus
originaux d’apporter leur contribution à la vie publique et provoquent
l’apparition d’un dangereux esprit grégaire qui fait obstacle à un
développement digne de ce nom. Aux États-Unis, il m’est arrivé de recevoir des
lettres de personnes éminemment intelligentes … peut-être un professeur d’un
petit collège perdu, qui aurait pu beaucoup pour le renouveau et le salut de
son pays, mais le pays ne pouvait l’entendre, car les média n’allaient pas lui
donner la parole. Voilà qui donne naissance à de solides préjugés de masse, à
un aveuglement qui à notre époque est particulièrement dangereux.
L’erreur
matérialiste de la pensée moderne
Il est universellement admis que l’Ouest montre la voie au monde entier vers le
développement économique réussi, même si dans les dernières années il a pu être
sérieusement entamé par une inflation chaotique. Et pourtant, beaucoup d’hommes
à l’Ouest ne sont pas satisfaits de la société dans laquelle ils vivent. Ils la
méprisent, ou l’accusent de ne plus être au niveau de maturité requis par
l’humanité. Et beaucoup sont amenés à glisser vers le socialisme, ce qui est
une tentation fausse et dangereuse. J’espère que personne ici présent ne me
suspectera de vouloir exprimer une critique du système occidental dans l’idée
de suggérer le socialisme comme alternative. Non, pour avoir connu un pays où
le socialisme a été mis en oeuvre, je ne me prononcerai pas en faveur d’une
telle alternative. Mais si l’on me demandait si, en retour, je pourrais
proposer l’Ouest, en son état actuel, comme modèle pour mon pays, il me
faudrait en toute honnêteté répondre par la négative. Non, je ne prendrais pas
votre société comme modèle pour la transformation de la mienne. On ne peut nier
que les personnalités s’affaiblissent à l’Ouest, tandis qu’à l’Est elles ne
cessent de devenir plus fermes et plus fortes. Bien sûr, une société ne peut
rester dans des abîmes d’anarchie, comme c’est le cas dans mon pays. Mais il
est tout aussi avilissant pour elle de rester dans un état affadi et sans âme
de légalisme, comme c’est le cas de la vôtre. Après avoir souffert pendant des
décennies de violence et d’oppression, l’âme humaine aspire à des choses plus
élevées, plus brûlantes, plus pures que celles offertes aujourd’hui par les
habitudes d’une société massifiée, forgées par l’invasion révoltante de
publicités commerciales, par l’abrutissement télévisuel, et par une musique
intolérable.
Tout cela est sensible pour de nombreux observateurs partout sur la planète. Le
mode de vie occidental apparaît de moins en moins comme le modèle directeur. Il
est des symptômes révélateurs par lesquels l’histoire lance des avertissements
à une société menacée ou en péril. De tels avertissements sont, en l’occurrence,
le déclin des arts, ou le manque de grands hommes d’Etat. Et il arrive parfois
que les signes soient particulièrement concrets et explicites. Le centre de
votre démocratie et de votre culture est-il privé de courant pendant quelques
heures, et voilà que soudainement des foules de citoyens américains se livrent
au pillage et au grabuge. C’est que le vernis doit être bien fin, et le système
social bien instable et mal en point.
Mais
le combat pour notre planète, physique et spirituel, un combat aux proportions
cosmiques, n’est pas pour un futur lointain ; il a déjà commencé. Les forces du
Mal ont commencé leur offensive décisive. Vous sentez déjà la pression qu’elles
exercent, et pourtant, vos écrans et vos écrits sont pleins de sourires sur
commande et de verres levés. Pourquoi toute cette joie ?
Comment l’Ouest a-t-il pu décliner, de son pas triomphal à sa débilité présente
? A-t-il connu dans son évolution des points de non-retour qui lui furent
fatals, a-t-il perdu son chemin ? Il ne semble pas que cela soit le cas.
L’Ouest a continué à avancer d’un pas ferme en adéquation avec ses intentions
proclamées pour la société, main dans la main avec un progrès technologique
étourdissant. Et tout soudain il s’est trouvé dans son état présent de
faiblesse. Cela signifie que l’erreur doit être à la racine, à la fondation de
la pensée moderne. Je parle de la vision du monde qui a prévalu en Occident à
l’époque moderne. Je parle de la vision du monde qui a prévalu en Occident, née
à la Renaissance, et dont les développements politiques se sont manifestés à
partir des Lumières. Elle est devenue la base da la doctrine sociale et
politique et pourrait être appelée l’humanisme rationaliste, ou l’autonomie
humaniste : l’autonomie proclamée et pratiquée de l’homme à l’encontre de toute
force supérieure à lui. On peut parler aussi d’anthropocentrisme : l’homme est
vu au centre de tout.
Historiquement, il est probable que l’inflexion qui s’est produite à la Renaissance était inévitable. Le Moyen Âge en était venu naturellement à l’épuisement, en raison d’une répression intolérable de la nature charnelle de l’homme en faveur de sa nature spirituelle. Mais en s’écartant de l’esprit, l’homme s’empara de tout ce qui est matériel, avec excès et sans mesure. La pensée humaniste, qui s’est proclamée notre guide, n’admettait pas l’existence d’un mal intrinsèque en l’homme, et ne voyait pas de tâche plus noble que d’atteindre le bonheur sur terre. Voilà qui engagea la civilisation occidentale moderne naissante sur la pente dangereuse de l’adoration de l’homme et de ses besoins matériels. Tout ce qui se trouvait au-delà du bien-être physique et de l’accumulation de biens matériels, tous les autres besoins humains, caractéristiques d’une nature subtile et élevée, furent rejetés hors du champ d’intérêt de l’Etat et du système social, comme si la vie n’avait pas un sens plus élevé. De la sorte, des failles furent laissées ouvertes pour que s’y engouffre le mal, et son haleine putride souffle librement aujourd’hui. Plus de liberté en soi ne résout pas le moins du monde l’intégralité des problèmes humains, et même en ajoute un certain nombre de nouveaux.
L’Ouest, aussi matérialiste que l’Est
Et pourtant, dans les jeunes démocraties, comme la démocratie américaine
naissante, tous les droits de l’homme individuels reposaient sur la croyance
que l’homme est une créature de Dieu. C’est-à-dire que la liberté était
accordée à l’individu de manière conditionnelle, soumise constamment à sa
responsabilité religieuse. Tel fut l’héritage du siècle passé.
Toutes
les limitations de cette sorte s’émoussèrent en Occident, une émancipation
complète survint, malgré l’héritage moral de siècles chrétiens, avec leurs
prodiges de miséricorde et de sacrifice. Les États devinrent sans cesse plus
matérialistes. L’Occident a défendu avec succès, et même surabondamment, les
droits de l’homme, mais l’homme a vu complètement s’étioler la conscience de sa
responsabilité devant Dieu et la société. Durant ces dernières décennies, cet
égoïsme juridique de la philosophie occidentale a été définitivement réalisé,
et le monde se retrouve dans une cruelle crise spirituelle et dans une impasse
politique. Et tous les succès techniques, y compris la conquête de l’espace, du
Progrès tant célébré n’ont pas réussi à racheter la misère morale dans laquelle
est tombé le XXe siècle, que personne n’aurait pu encore soupçonner au XIXe
siècle.
L’humanisme dans ses développements devenant toujours plus matérialiste, il
permit avec une incroyable efficacité à ses concepts d’être utilisés d’abord
par le socialisme, puis par le communisme, de telle sorte que Karl Marx pût
dire, en 1844, que « le communisme est un humanisme naturalisé ». Il
s’est avéré que ce jugement était loin d’être faux. On voit les mêmes pierres
aux fondations d’un humanisme altéré et de tout type de socialisme : un
matérialisme sans frein, une libération à l’égard de la religion et de la
responsabilité religieuse, une concentration des esprits sur les structures
sociales avec une approche prétendument scientifique. Ce n’est pas un hasard si
toutes les promesses rhétoriques du communisme sont centrées sur l’Homme, avec
un grand H, et son bonheur terrestre. A première vue, il s’agit d’un rapprochement
honteux : comment, il y aurait des points communs entre la pensée de l’Ouest et
de l’Est aujourd’hui ? Là est la logique du développement matérialiste…
Je ne
pense pas au cas d’une catastrophe amenée par une guerre mondiale, et aux
changements qui pourraient en résulter pour la société. Aussi longtemps que
nous nous réveillerons chaque matin, sous un soleil paisible, notre vie sera
inévitablement tissée de banalités quotidiennes. Mais il est une catastrophe
qui pour beaucoup est déjà présente pour nous. Je veux parler du désastre d’une
conscience humaniste parfaitement autonome et irréligieuse.
Elle a
fait de l’homme la mesure de toutes choses sur terre, l’homme imparfait, qui
n’est jamais dénué d’orgueil, d’égoïsme, d’envie, de vanité, et tant d’autres
défauts. Nous payons aujourd’hui les erreurs qui n’étaient pas apparues comme
telles au début de notre voyage. Sur la route qui nous a amenés de la
Renaissance à nos jours, notre expérience s’est enrichie, mais nous avons perdu
l’idée d’une entité supérieure qui autrefois réfrénait nos passions et notre
irresponsabilité.
Nous
avions placé trop d’espoirs dans les transformations politico-sociales, et il
se révèle qu’on nous enlève ce que nous avons de plus précieux : notre vie
intérieure. A l’Est, c’est la foire du Parti qui la foule aux pieds, à l’Ouest
la foire du Commerce : ce qui est effrayant, ce n’est même pas le fait du monde
éclaté, c’est que les principaux morceaux en soient atteints d’une maladie analogue.
Si l’homme, comme le déclare l’humanisme, n’était né que pour le bonheur, il ne
serait pas né non plus pour la mort. Mais corporellement voué à la mort, sa
tâche sur cette terre n’en devient que plus spirituelle : non pas un gorgement
de quotidienneté, non pas la recherche des meilleurs moyens d’acquisition, puis
de joyeuse dépense des biens matériels, mais l’accomplissement d’un dur et
permanent devoir, en sorte que tout le chemin de notre vie devienne
l’expérience d’une élévation avant tout spirituelle : quitter cette vie en
créatures plus hautes que nous n’y étions entrés.
» Revoir à
la hausse l’échelle de nos valeurs humaines «
Il est impératif que nous revoyions à la hausse l’échelle de nos valeurs
humaines. Sa pauvreté actuelle est effarante. Il n’est pas possible que l’aune
qui sert à mesurer l’efficacité d’un président se limite à la question de
combien d’argent l’on peut gagner, ou de la pertinence de la construction d’un
gazoduc. Ce n’est que par un mouvement volontaire de modération de nos
passions, sereine et acceptée par nous, que l’humanité peut s’élever au-dessus
du courant de matérialisme qui emprisonne le monde.
Quand
bien même nous serait épargné d’être détruits par la guerre, notre vie doit
changer si elle ne veut pas périr par sa propre faute. Nous ne pouvons nous
dispenser de rappeler ce qu’est fondamentalement la vie, la société. Est-ce
vrai que l’homme est au-dessus de tout ? N’y a-t-il aucun esprit supérieur
au-dessus de lui ? Les activités humaines et sociales peuvent-elles
légitimement être réglées par la seule expansion matérielle ? A-t-on le droit
de promouvoir cette expansion au détriment de l’intégrité de notre vie
spirituelle ?
Si le
monde ne touche pas à sa fin, il a atteint une étape décisive dans son
histoire, semblable en importance au tournant qui a conduit du Moyen-âge à la
Renaissance. Cela va requérir de nous un embrasement spirituel. Il nous faudra
nous hisser à une nouvelle hauteur de vue, à une nouvelle conception de la vie,
où notre nature physique ne sera pas maudite, comme elle a pu l’être au
Moyen-âge, mais, ce qui est bien plus important, où notre être spirituel ne
sera pas non plus piétiné, comme il le fut à l’ère moderne. Notre ascension
nous mène à une nouvelle étape anthropologique. Nous n’avons pas d’autre choix
que de monter : toujours plus haut.
Alexandre Soljénitsyne, Harvard, 8 juin 1978