« Je ne saurais donc trop conseiller la vie de château. L’homme n’habite plus assez les palais, les manoirs, les donjons, les gentilhommières. Le gros avantage est qu’on y a beaucoup de place. On sait où mettre les allumettes, le vin, le fromage, la mort aux rats, le sel, le poivre, la cannelle. Il y a un endroit pour le fantôme et un coin pour ranger le vélo. La plante verte s’épanouit dans un couloir grand comme une cathédrale. On peut regarder par les créneaux, se cacher derrière les merlons, monter des escaliers en vis, se perdre dans une antichambre et courir dans les oubliettes. Il y a même une plate-forme en pierre qui met de niveau avec le cheval quand on veut monter en armure ; ce qui est très pratique pour les tournois. Le panorama n’a pas de fin, le potager est immense, le verger délicieux ; on peut errer toute une journée sans sortir des limites du parc, naître devant un horizon sans bornes et se faire enterrer dans le jardin. L’eau du puits est souvent potable ; une barre de fer, dans la cuisine voûtée, permet d’accrocher les jambons. Qui n’aimerait tant de commodités ? C’est pourquoi l’homme adore la vie de château. Il peut se chauffer les jambes devant des cheminées gothiques ornées d’un hérisson ou d’un lapin de garenne, d’un soleil, d’un lion, d’une licorne sur un écusson ouvragé. De temps en temps il tisonne et il rajoute un chêne, un petit poirier ou un épicéa. Il fait venir quelque ménestrel qui lui chante la Chanson de Roland et qui lui propose des devinettes ; des musiciens qui lui jouent de la vielle, du rebec et du tambourin ; des chiens savants qui font mille tours, des jongleurs qui cassent les assiettes, des montreurs d’ours qui montrent leurs ours, des singes qui montrent leur derrière. Ainsi vivait le seigneur, vêtu d’une peau de lapin et coiffé d’un grand capuchon, parmi des dames aux sourcils épilés, ornées de chapeaux pointus et décolletées en cœur, qui portaient des bas en peau de rat pour se protéger des rhumatismes. Le mobilier se composait sobrement d’escabeaux de chêne et de tapisseries splendides qui représentaient des licornes, des paons, des lévriers et des batailles rangées. Mais lisez le Château fort qu’a écrit Jacques Levron et vous saurez tout des châteaux, qui sont la plus belle chose du monde, leur plan, leur histoire, leur déclin, leurs aventures et leur philosophie. »
La Montagne, 29 octobre 1963. Alexandre Vialatte.