« L’importance d’être seul.
Quand j’ai finalement pris contact avec le monde mathématique à Paris, un ou deux ans plus tard, j’ai fini par y apprendre, entre beaucoup d’autres choses, que le travail que j’avais fait dans mon coin avec les moyens du bord, était (à peu de choses près) ce qui était bien connu de “tout le monde”, sous le nom de “théorie de la mesure et de l’intégrale de Lebesgue”. Aux yeux des deux ou trois aînés à qui j’ai parlé de ce travail (voire même, montré un manuscrit), c’était un peu comme si j’avais simplement perdu mon temps, à refaire du “déjà connu”. Je ne me rappelle pas avoir été déçu, d’ailleurs. A se moment-là, l’idée de recueillir un “crédit”, ou ne serait-ce qu’une approbation ou simplement l’intérêt d’autrui, pour le travail que je faisais, devait être encore étrangère à mon esprit. Sans compter que mon énergie était bien assez accaparée à me familiariser avec un milieu complètement différent, et surtout, à apprendre ce qui était considéré à Paris comme le B.A.BA du mathématicien (*).
Pourtant, en repensant maintenant à ces trois années, je me rends compte qu’elles n’étaient nullement gaspillées. Sans même le savoir, j’ai appris alors dans la solitude ce qui fait l’essentiel du métier de mathématicien — ce qu’aucun maître ne peut véritablement enseigner. Sans avoir eu jamais à me le dire, sans avoir eu à rencontrer quelqu’un avec qui partager ma soif de comprendre, je savais pourtant, “par mes tripes” je dirais, que j’étais mathématicien : quelqu’un qui “fait” des maths, au plein sens du terme — comme on “fait” l’amour. La mathématique était devenue pour moi une maîtresse toujours accueillante à mon désir. Ces années de solitude ont posé le fondement d’une confiance qui n’a jamais été ébranlée — ni par la découverte (débarquant à Paris à l’âge de vingt ans) de toute l’étendue de mon ignorance et de l’immensité de ce qu’il me fallait apprendre ; ni (plus de vingt ans plus tard) par les épisodes mouvementés de mon départ sans retour du monde mathématique ; ni, en ces
dernières années, par les épisodes souvent assez dingues d’un certain “Enterrement” (anticipé et sans bavures) de ma personne et de mon œuvre, orchestré par mes plus proches compagnons d’antan… Pour le dire autrement : j’ai appris, en ces années cruciales, à être seul (*). J’entends par là: aborder par mes propres lumières les choses que je veux connaître, plutôt que de me fier aux idées et aux consensus, exprimés ou tacites, qui me viendraient d’un groupe plus ou moins étendu dont je me sentirais un membre, ou qui pour toute autre raison serait investi pour moi d’autorité. Des consensus muets m’avaient dit, au lycée comme à l’université, qu’il n’y avait pas lieu de se poser de question sur la notion même de “volume”, présentée comme “bien connue”, “évidente”, “sans problème”. J’avais passé outre, comme chose allant de soi — tout
comme Lebesgue, quelques décennies plus tôt, avait dû passer outre. C’est dans cet acte de “passer outre”, d’être soi-même en somme et non pas simplement l’expression des consensus qui font loi, de ne pas rester enfermé à l’intérieur du cercle impératif qu’ils nous fixent — c’est
avant tout dans cet acte solitaire que se trouve “la création”. Tout le reste vient par surcroît. Par la suite, j’ai eu l’occasion, dans ce monde des mathématiciens qui m’accueillait, de rencontrer bien des gens, aussi bien des aînés que des jeunes gens plus ou moins de mon âge,
qui visiblement étaient beaucoup plus brillants, beaucoup plus “doués” que moi. Je les admirais pour la facilité avec laquelle ils apprenaient, comme en se jouant, des notions nouvelles, et jonglaient avec comme s’ils les connaissaient depuis leur berceau — alors que je me sentais
lourd et pataud, me frayant un chemin péniblement, comme une taupe, à travers une montagne informe de choses qu’il était important (m’assurait-on) que j’apprenne, et dont je me sentais incapable de saisir les tenants et les aboutissants. En fait, je n’avais rien de l’étudiant
brillant, passant haut la main les concours prestigieux, assimilant en un tournemain des programmes prohibitifs. La plupart de mes camarades plus brillants sont d’ailleurs devenus des mathématiciens compétents et réputés. Pourtant, avec le recul de trente ou trente-cinq ans, je vois qu’ils n’ont pas laissé sur la mathématique de notre temps une empreinte vraiment profonde. Ils ont fait des choses, des belles choses parfois, dans un contexte déjà tout fait, auquel ils n’auraient pas songé à toucher. Ils sont restés prisonniers sans le savoir de ces cercles invisibles et impérieux, qui délimitent un Univers dans un milieu et à une époque donnée. Pour les franchir, il aurait fallu qu’ils retrouvent en eux cette capacité qui était leur à leur naissance, tout comme elle était mienne : la capacité d’être seul. »
Alexandre Grothendieck, Récoltes et Semailles.
« C’est dire que s’il y a une chose en mathématique qui (depuis toujours sans doute) me fascine plus que toute autre, ce n’est ni “le nombre” , ni “la grandeur”, mais toujours la forme.Et parmi les mille-et-un visages que choisit la forme pour se révéler à nous, celui qui m’a fasciné plus que tout autre et continue à me fasciner, c’est la structure cachée dans les choses mathématiques. La structure d’une chose n’est nullement une chose que nous puissions “inventer”. Nous pouvons seulement la mettre à jour patiemment, humblement — en faire connaissance, la “découvrir”. S’il y a inventivité dans ce travail, et s’il nous arrive de faire œuvre de forgeron ou d’infatigable bâtisseur, ce n’est nullement pour “façonner”, ou pour “bâtir”, des “structures”. Celles-ci ne nous ont nullement attendues pour être, et pour être exactement ce qu’elles sont ! Mais c’est pour exprimer, le plus fidèlement que nous le pouvons, ces choses que nous sommes en train de découvrir et de sonder, et cette structure réticente à se livrer, que nous essayons à tâtons, et par un langage encore balbutiant peut-être, à cerner. Ainsi sommes-nous amenés à constamment “inventer” le langage apte à exprimer de plus en plus finement la structure intime de la chose mathématique, et à “construire” à l’aide de ce langage, au fur et à mesure
et de toutes pièces, les “théories” qui sont censées rendre compte de ce qui a été appréhendé et vu. Il y a là un mouvement de va-et-vient continuel, ininterrompu, entre l’appréhension des choses, et l’expression de ce qui est appréhendé, par un langage qui s’affine et se re-crée au
fil du travail, sous la constante pression du besoin immédiat. Comme le lecteur l’aura sans doute deviné, ces “théories”, “construites de toutes pièces”, ne sont autres aussi que ces “belles maisons” dont il a été question précédemment : celles dont nous héritons de nos devanciers, et celles que nous sommes amenés à bâtir de nos propres mains, à l’appel et à l’écoute des choses. Et si j’ai parlé tantôt de l’“inventivité” (ou de l’imagination) du bâtisseur ou du forgeron, il me faudrait ajouter que ce qui en fait l’âme et le nerf secret, ce n’est nullement la superbe de celui qui dit : “je veux ceci, et pas cela !” et qui se complaît à décider à sa guise ; tel un piètre architecte qui aurait ses plans tout prêts en tête, avant d’avoir vu et senti un terrain, et d’en avoir sondé les possibilités et les exigences. Ce qui fait la qualité de l’inventivité et de l’imagination du chercheur, c’est la qualité de son attention, à l’écoute de la voix des choses. Car les choses de l’Univers ne se lassent jamais de parler d’elles-mêmes et de se révéler, à celui qui se soucie d’entendre. Et la maison la plus belle, celle en laquelle apparaît l’amour de l’ouvrier, n’est pas celle qui est plus grande ou plus haute que d’autres. La belle maison est celle qui reflète fidèlement la structure et la beauté cachées des choses. »
Alexandre Grothendieck, Récoltes et Semailles.
« (…) Quant à parler à des non-spécialistes de mes recherches ou de toute autre recherche mathématique, autant vaudrait, il me semble, expliquer une symphonie à un sourd. Cela peut se faire ; on emploie des images, on parle de thèmes qui se poursuivent, qui s’entrelacent, qui se marient ou qui divorcent ; d’harmonies tristes ou de dissonances triomphantes : mais qu’a-t-on fait quand on a fini ? Des phrases, ou tout au plus un poème,
bon ou mauvais, sans rapport avec ce qu’il prétendait décrire. La mathématique, de ce point de vue, n’est pas autre chose qu’un art, une espèce de sculpture dans une matière extrêmement dure et résistante (comme certains porphyres employés parfois, je crois, par les sculpteurs). Michel-Ange a exprimé, au premier quatrain d’un sonnet admirable, cette idée (que j’imagine plus ou moins platonicienne) que le bloc de marbre contient, au sortir de la carrière, l’œuvre sculptée, et que le travail de l’artiste consiste à enlever ce qui est de trop : dans ses dernières années, d’ailleurs, il a de plus en plus profité des accidents du bloc de marbre, formant l’œuvre par l’extérieur et laissant le plus possible la surface brute (colosses des jardins Boboli, aujourd’hui au musée à Florence, et surtout sa dernière œuvre que les ignorants prétendent inachevée, la Pietà (ou plutôt la descente de croix) du Palazzo Rondanini à Rome). Le mathématicien est tellement soumis au fil, au contrefil, à toutes les courbures et aux accidents mêmes de la matière qu’il travaille, que cela confère à son œuvre une espèce d’objectivité. Mais l’œuvre qui se fait (et c’est cela à quoi tu t’intéresses) est œuvre d’art et par là même inexplicable (elle seule est à elle-même son explication). Cependant, si la critique d’art est un genre vain et vide, l’histoire de l’art est peut-être possible : et l’on n’a jamais, que je sache, examiné l’histoire des mathématiques de ce point de vue (à l’exception de Dehn, autrefois à Francfort, maintenant à Trondheim en Norvège, mais qui n’a jamais rien écrit là-dessus). Et il est tout à fait vain de se lancer là dedans sans une étude approfondie des textes : encore, vu l’absence de toute étude préparatoire, faut-il choisir une période qui s’y prête. À ce propos, connais-tu Desargues ? Dehn m’en a longuement parlé à Oslo, en mai dernier. J’ai dit une fois à Cavaillès qu’il y aurait lieu d’étudier les débuts des fonctions elliptiques (Gauss, Abel, Jacobi, et même Euler et Lagrange, et tous les auteurs mineurs), mais il faut pour cela des connaissances que tu n’as pas. Pour l’algèbre baby-lonienne… »
Extrait d’une lettre D’André Weil à sa sœur Simone Weil, 29 février 1940.
« Remarque essentielle : cette science [la mathématique] n’est pas vulgarisable. Pourquoi ? justement à cause de la part du hasard, de l’imprévu, qui fait qu’elle n’est pas une. Pas moyen d’ouvrir quelques vastes avenues qu’on puisse parcourir du regard sans y entrer – il faut entrer dedans. » En 1940, elle écrit même : « Nous avons perdu le sens de la réalité, en partie à cause de la vulgarisation scientifique. » « Combien de fois la clarté des étoiles, le bruit des vagues de la mer, le silence de l’heure qui précède l’aube viennent-ils vainement se proposer à l’attention des hommes ? Ne pas accorder d’attention à la beauté du monde est […] un crime d’ingratitude […] puni par le châtiment d’une vie médiocre. »
(…)
« La droite tracée à la craie, c’est ce qu’on trace à la craie en pensant à une droite. De même un acte de vertu, c’est l’action qu’on accomplit en aimant Dieu. (Le rapport est le même. On ne trace pas n’importe quelle ligne… On n’accomplit pas n’importe quelle action.) »
Simone Weil, cité par Laurent Laforgue, Simone Weil et la mathématique , (Paris, Bibliothèque nationale de France, 23 octobre 20092)